Quelques interrogations sur les masques grecs et romains
Étiquettes : , ,

Thierry François

Colloques Masques grecs

et Masques romains / 2017 – 2018

 

Quelques interrogations sur les masques grecs

et les masques romains

au regard des pratiques contemporaines

 

Quels échos, quelles interrogations, les thèmes abordés lors des deux colloques susmentionnés peuvent-ils susciter de nos jours chez un praticien du masque, par ailleurs non spécialiste des cultures grecque ou romaine ? Quelles extrapolations, peut-être hasardeuses, aussi ! Orientées par mes préoccupations personnelles, deux thématiques s’imposent pour moi :

– La question de la neutralité dans les traditions de théâtre de masques.

– Celle concernant les passages entre masques « entiers » et demi-masques.

 

A / La thématique de la « neutralité » me paraît être au cœur de tout questionnement sur le masque. On l’entend ici comme l’absence de caractérisation d’un masque – le plus souvent entier, c’est à dire couvrant tout le visage –, par effacement dans sa sculpture de toute expression particulière propre à une émotion. Par conséquent plus que d’être l’incarnation d’un personnage précis, ce masque relève plus d’une mise en forme d’un type d’homme ou de femme – parfois même sans accentuation de genre.

On aurait tendance à croire que cette notion de « neutralité » a essentiellement été mise en exergue au début du XXème siècle, et d’abord par Jacques Copeau dans sa volonté de réformer la formation de l’acteur. Pour contrebalancer la trop grande prééminence du texte, il mit l’accent sur la découverte du langage du corps, grâce à l’utilisation de masques à caractère neutre : que ce soit des masques japonais, ou ceux réalisés par Marie-Hélène Dasté, voire au début de simples bas enfilés sur la tête des comédiens ! Gordon Craig avec la « Sur-marionnette », et Étienne Decroux avec la « statuaire mobile » menèrent des recherches parallèles qui allaient dans le même sens. Puis l’invention d’un « masque neutre » spécifique par le sculpteur Amleto Sartori dans les années 50 permit à Jacques Lecoq d’en faire l’instrument phare du renouveau de la « corporéité » sur les scènes de théâtre. Et l’outil indispensable de toute école de théâtre depuis !

Pourtant, sans être formulé en termes de « neutralité », la présence de masques « non naturalistes », à la recherche d’une expressivité plus souple et plus universelle que les masques de caractère comique par exemple, semble se rencontrer dans toutes les traditions de masques et quelque soit l’époque considérée. On le voit ici dans les communications faites sur les masques des Atellanes et ceux de la pantomime romaine, par exemple. Il existe donc bien, parallèlement à une veine « comique » de masques plus « caricaturaux », une tradition en Grèce et à Rome de masques hiératiques, sans expression marquée et dont la « neutralité » engage ce théâtre anti-naturaliste dont parle Giovanni Poli (rapporté par Giulia Filacanapa), ou comme l’a appelé Ferdinando Falossi au cours du colloque un théâtre « de la rigidité » (pour ma part, je préférerais employer plutôt le terme paradoxal « d’immobilité » pour désigner ce «silence qui parle »).

Si comme l’a dit Pierre Letessier, dans la Palliata « les masques déterminent l’histoire », et que dans la pantomime romaine ces masques dépourvus d’émotions apparentes, où c’est le corps de l’acteur qui va donner au masque sa force, comme l’a souligné Brigitte Le Guen (« avec ce type de masques, l’accent est mis sur la narration plutôt que sur les émotions »), quelle peut être leur origine ? Et quelle « fonction », pas seulement sociale mais aussi symbolique, assurent-ils ? Quel type de jeu y était attaché, pour l’acteur ?

Pour faire le pont avec les discussions qui se sont engagées au cours du colloque sur les masques grecs de 2017, ne pourrait-on émettre l’hypothèse d’une filiation possible découlant de l’utilisation avérée d’une forme de « grandes marionnettes » pour incarner la présence des dieux, souvent en fond de scène semble-t-il, dans le théâtre grec antique ? Axes-colonnes en bois, piliers parfois articulés, portant attributs et masques, ces ancêtres de la Sur-marionnette de Craig, pouvaient offrir la fixité, la posture hiératique mais aussi l’évocation poétique du corps extra-ordinaire, suprahumain d’un dieu. Voire avoir précédé l’acteur tragique tout court, en lui donnant aussi les codes de son jeu… c’est ce que suggère avec audace Gaston Baty, dans son Histoire des marionnettes (1) :

« Le théâtre est plus vieux de quinze siècles qu’on ne le pensait jusqu’ici […] La construction est déjà celle de la tragédie eschylienne […] Seulement […] les dieux qui mènent l’action sont encore de grandes marionnettes […] La marionnette n’est donc pas, comme on serait tenté de le croire, une imitation du comédien. C’est au contraire l’acteur qui est historiquement un substitut, honteux d’abord, de la marionnette. »

Hypothèse ô combien séduisante pour l’histoire du jeu du corps en scène ! Le masque, cousin de la marionnette, agirait comme le rappel périodique de cette antériorité, de cet ascendant du corps articulé sur le corps policé du comédien de texte. Reliquat de la grande marionnette, le masque viendrait cacher le visage singulier de cette marionnette vivante qu’est alors l’acteur d’un dieu… Un écho aussi à cette « épiphanie » apportée par le masque sur scène : la dimension mythologique, à l’échelle d’un dieu, qu’il donne au corps qui le porte. Jean-Pierre Aygon n’a-t-il pas indiqué d’ailleurs, à propos des tragédies de Sénèque, que « le personnage met le masque quand il découvre son identité mythologique »… Référence aussi à Florence Dupont soulignant que le personnage des tragédies est « en quête de son identité mythologique ».

Faute de témoignages, on ne connaît pas quel type de jeu était lié au port des masques sur scène en Grèce ou à Rome. Pourtant, dans ces formes théâtrales très codifiées, les capacités de transposition propres aux masques devaient impliquer une gestuelle stylisée – telle qu’on peut l’observer dans toutes les traditions de masques. Était-ce le cas aussi pour les masques comiques ? Et comment s’articulaient les rapports entre masques entiers et demi-masques ?

 

B / A quel moment et pour quelles raisons s’est opéré le passage d’un masque entier vers un demi-masque (voire l’inverse, comme cela a été indiqué lors du colloque) ? L’explication donnée, par les sculpteurs de masques notamment comme l’a fait Stefano Perocco, paraît un peu « courte »! On invoque une simple question de commodité pratique, le demi-masque permettant de mieux articuler le texte et de nuancer l’expression du masque avec la bouche… Pourtant les expérimentations sur scène de masques entiers comiques qui ont été faites durant le colloque, ont permis de constater que la bouche largement ouverte de ces masques permettait parfaitement au comédien d’être intelligible, et sans que cela ne limite d’ailleurs non plus les qualités expressives de ces masques… Voire, ils pouvaient parfois révéler une palette plus riche que les demi-masques !

Pourquoi alors passer, à Rome, d’un masque entier à un demi-masque ? Le statut social des acteurs intervenait-il dans ce choix ? Il semble que dans les Atellanes, jouées par des jeunes-gens non professionnels au départ, ceux-ci n’étaient pas tenus de retirer leurs masques à la fin de la représentation (parce que non susceptible « d’infamie »), alors que les esclaves, acteurs professionnels, devaient le faire… Le demi-masque permettait-il de signifier ces distinctions ?

(1) Gaston Baty Histoire des marionnettes, Que sais-je ? P.U.F. n°845.

Existait-il des justifications scéniques, les rôles dévolus aux demi-masques permettant un jeu plus « réaliste » et outrancier, voire ordurier ? On peut supposer en tout cas que leur utilisation a considérablement modifié la gestuelle stylisée propre aux masques entiers…

Existait-il aussi des raisons de typologie symbolique, les grands masques étant progressivement réservés aux personnages représentant des hommes « libres », non esclaves ? Les demi-masques étant eux, comme on le verra plus tard dans la commedia dell’arte, réservé aux personnages subalternes ou « déviants », voire monstrueux, et dont la couleur ou la forme rappellent leur proximité avec l’animalité et le monde sauvage ? On suppute une filiation assez évidente entre le masque du Bucco dans les Atellanes, grande gueule, glouton, stupide et parasite, et celui d’Arlequin ; entre celui du Maccus, avec verrues, nez de coq et chauve, et Pulcinella ou le Matamore ; entre Pappus, vieux libidineux et avare, et Pantalone ; entre Dossennus, bossu, malin et pédant, et le Dottore…

A une époque plus récente, lorsque les interdits posés par l’Église s’imposent – dans sa condamnation du théâtre, des carnavals et plus encore des masques, pastiches blasphématoires du visage de l’homme construit à l’image de Dieu –, la figure de l’Arlequin se retrouve pourtant à l’entrée de la gueule de la Géhenne lors des mystères chrétiens sur le parvis des cathédrales. Après avoir parcouru les forêts, les champs et les villages du Moyen-Âge comme « ensemenceur » de fertilité, puis gardien du troupeau des âmes errantes en chemin vers la Voie Lactée, Hellequin, avec son masque de bête, est devenu une figure populaire du diable. Un diable utile pour magnifier par contraste la représentation des Saints sur les frontons des églises ?

Jusqu’à ce qu’émasculé de ses excroissances venues de l’Antiquité, devenu tolérable en serviteur des bourgeois vénitiens, certes caractériel et bestial mais dompté, il ne joue plus qu’avec des maîtres à visages, eux, découverts. Enfin débarrassés de leurs masques d’immobilité, pâles résidus des grands mannequins antiques, ils ne peuvent plus offrir ces figures de dieux, supports du « regard réciproque… qui regarde et est regardé »(2).

Autant de questions qu’abordera probablement de prochain colloque consacré aux masques de la Renaissance et la commedia dell’arte(3). Mais à la lumière de ces deux colloques, on peut s’interroger sur la pertinence de renouer avec le théâtre antique, de le « revivre » en quelque sorte hors de tout contexte historique et surtout social. Les interactions entre hommes « libres », esclaves et « affranchis » semblent en effet en constituer une des clefs, encore peu déchiffrée, de sa compréhension et de l’usage qui y était fait du masque.

La proposition de Guy Freixe d’envisager un renouveau du théâtre et du masque contemporains à partir des archétypes des théâtres grecs et romains, soulève les mêmes questions qui furent abordées lors de la Rencontre Publique « Masques et Traditions » organisée par l’Association des Créateurs de Masques en 2014 : une tradition n’est vivante que si elle est recréée, réinventée à chaque tentative de s’appuyer sur elle. Et, tout à la fois, on peut dire que l’art du masque au théâtre est profondément un art « traditionnel » au sens où il rejoue sans cesse la question même des traditions – là où « tradition » signifie d’abord « transmission » plutôt que « conservation ».

Le masque pourrait être l’outil de ce renouveau, de cette transmission renouvelée : il est bien plus que le visage apparemment figé d’un archétype. Il est d’abord, comme le rappelle les masques des théâtres grecs et romains, le lieu d’un échange de regard, l’instrument d’un renouvellement du regard – celui de l’acteur comme celui du spectateur. Il est là pour mettre en question ce qui en nous d’abord reconnaît, pour ensuite requérir ce qui toujours s’absente, ce qui n’a pas de figure et donc pas de nom : la sensation unique, fragile, inconnue, impérative, et pourtant grâce à son concours universelle, de la pleine présence d’un être humain.

(2) Françoise Frontisi-Ducroux

(3) Probablement en 2020