Honnie soit la Commedia !

Par Stefano Perocco di Meduna*

Traduction Étienne Champion et Thierry François

 

La commedia dell’arte est probablement le phénomène théâtral le plus apprécié et en même temps le plus dénigré du monde bigarré des arts de la scène. Un amour et un mépris qui ont ponctué les années de parcours de ceux et celles qui ont donné leur vie à l’étrange invention que l’on appelle de nos jours la commedia dell’arte.

 

Tant d’opinions discordantes sont l’indice d’une vie, d’une mort et d’une renaissance toujours sous le signe du chaos ou, pour le moins, d’une identité socio-culturelle très diverse.

 

Il n’a jamais existé une école de la commedia dell’arte, une académie qui en détienne les règles, mais seulement une pléthore de légendes, superstitions, dictons, habitudes ou coutumes, qui ont donné vie au théâtre le plus débridé et inventif de l’ère moderne.

 

En l’absence de véritables théoriciens, de rédacteurs d’une loi absolue, on a assisté à l’édification d’une construction bancale et rafistolée. Le manque de solides bases littéraires a entraîné l’édification, sur un bric-à-brac d’usages, de légendes et d’œuvres plagiées, d’une architecture branlante, sujette aux rapiéçages successifs.

 

Que de similitudes avec le fourmillement multiforme de Venise !

 

De plus, les masques sont issus d’un vol, dérobés aux rites païens, dénichés au fond des vallées alpines, héritiers des sagas du Nord, rescapés des bûchers de l’inquisition et des anathèmes de la contre-réforme. Masques transformés, de l’antique rigidité du bois à  la malléabilité et la légèreté du cuir, mais surtout masques amputés de leur moitié inférieure – opération blasphématoire pour un masque rituel, mais parfaitement compréhensible dans le rite laïc du théâtre, permettant une meilleure articulation de la voix et une caractérisation des personnages plus efficace.

 

La récupération moderne de la commedia dell’arte, réinterprétation contemporaine de la tradition ancienne, ne pouvait éclore qu’avec mille contradictions. Aujourd’hui nous pouvons parler d’une nouvelle commedia dell’arte « à la  Strehler », si l’on se réfère à la direction prise par Ferruccio Soleri et Nico Pepe , d’une nouvelle commedia dell’arte de Giovanni Poli de l’Avogaria de Venise , d’une nouvelle commedia dell’arte de l’école d’Antonio Fava , d’une nouvelle commedia dell’arte « à la Carlo Boso » – représentée par le Tag Teatro et Pantakin – et, en France, d’une nouvelle commedia dell’arte  « à la Mnouchkine »; sans oublier Carlo Boso et de son Académie… les différentes compagnies qui ont germé sur le terreau de l’École  Jacques Lecoq… la nouvelle comédie américaine de Carlo Mazzone… et j’en oublie sûrement tant il y a de spectacles variés qui se réfèrent à cette tradition… tous à juste titre ou peut-être aucun!

 

La seule chose qui est certaine, c’est que personne ne peut se dire propriétaire de la commedia dell’arte, comme personne ne peut s’ériger en juge d’une soi-disante fidélité, qui serait contradictoire avec les fondements même du phénomène. Voilà qui n’est pas sans prêter le flan à la polémique et représente un véritable défi pour qui prétendrait fixer des règles.

 

Me référant à mon expérience personnelle, je peux témoigner de ma collaboration avec deux metteurs en scène, de formation complètement différente,  Carlo Boso et Leo de Berardinis. Tous les deux se sont formés dans la mouvance du théâtre militant des années soixante et soixante-dix, tous les deux revendiquent un rôle social pour le théâtre.

 

Carlo s’est formé à l’École du Piccolo Teatro de Milan et rencontre le masque par l’Arlequin serviteur de deux maîtres monté par Giorgio Strehler et Lacomédie des zannis de Giovanni Poli. Leo vient du Sud, fréquente le théâtre de « recherche » et les avant-gardes.

 

Bien qu’ayant des parcours aussi dissemblables, tous les deux sont d’accord quant à l’importance et la modernité de la commedia dell’arte et ont vu qu’il était possible de transformer les masques poussiéreux de l’ancienne Commedia en un instrument nouveau pour un théâtre populaire. Tous les deux ont su tirer profit de la plasticité, de la capacité d’évocation, du pouvoir symbolique du masque et de son utilisation comme catalyseur d’un discours scénique expérimental. Avec sensibilité et des réussites formelles diverses, ils ont su revitaliser cette tradition théâtrale, y compris en conjuguant de façon hardie et féconde inspirations « classiques » et canevas traditionnels, comme avec le Dom Juan de Molière dans Le retour de Scaramouche de Leo de Berardinis ou avec le Revizor de Gogol et La peste de Camus dans Le faux Magnifique et dans Le siège de la Sérénissime de Carlo Boso.

 

Et de plus, ces emprunts aux « classiques » cohabitent avec des échos de l’actualité,  des rappels de « tubes » musicaux, avec des références teintées d’ironie à la « bouillie » de valeurs  propre à notre monde médiatique et globalisé.

 

Tout cela témoigne, si tant est qu’il faille un  témoignage de plus, de la capacité des masques à traduire, mettre en forme et décrypter les conduites sociales, et montre que la nouvelle commedia dell’arte a une vraie légitimité à vouloir toujours se faire entendre dans les rues, les théâtres, les festivals, non pas tant comme genre à part ou pièce de musée, mais comme voix qui comptent parmi les formes multiples du langage théâtral.