Interview de Chloé Cassagnes Créatrice de masques pour Les Vibrants
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Interview réalisée par Sébastien Bickert le 02/04/2018.

 

Les Vibrants est une pièce de la Compagnie Teknaï.

Texte : Aïda Asgharzadeh

Mise en scène : Quentin Defalt

 

1914. Eugène, aussi beau qu’insolent, part pour le front comme engagé volontaire. Affecté à Verdun en 1916, il est blessé lors des combats par un éclat d’obus. Il y laisse la moitié de son visage. Eugène va vivre alors une irrépressible descente aux enfers : comment continuer à vivre lorsque le miroir nous donne à voir les restes de ce qui a été et ne sera plus ? Grâce au théâtre, à Cyrano de Bergerac et à la persévérance de Sarah Bernhardt, Eugène, va découvrir ce qui est au-delà.

 

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S. B. : Après avoir vu Au-Revoir Là Haut (film d’Albert Dupontel), j’ai commencé un article que j’ai appelé « Une blessure à l’ombre du masque », et puis j’ai revu une affiche des Vibrants et je me suis rendu compte que je pouvais encore le voir (au Studio des Champs-Elysée), donc : vu in extremis fin décembre 2017, et son sujet rentre tout à fait dans le cadre de mon article… ça aurait été vraiment dommage que ce ne soit pas traité dans mon article. Une histoire de gueule cassée qui joue Cyrano… Mais ça fait pas mal d’années que tu as fait ces masques ?

C. C. : Ça fait quatre ans. Ils ont fait trois fois Avignon et là. C’est un sacré truc pour les masques de faire autant, il y en a eu plusieurs qui sont passés.

S. B. : Tu as du faire de nouveaux tirages…

C. C. : Jouer tous les jours pendant un mois, pendant plusieurs années…

S. B. : C’est en quoi ?

C. C. : C’est en latex. C’est drôle parce que ça date, moi je vois l’évolution, je vois à quel point aujourd’hui je ne ferais pas la même chose. Et c’était difficile pour moi d’en refaire, je trouvais la technique pas bien par rapport à ce que plus tard j’aurai pu faire, mais, au moment où je les ai fait, c’était le truc qui semblait le mieux et que j’ai réussi à faire. Tu as deux couches de latex et à l’intérieur de ces deux couches tu as de la mousse expansive souple. En fait ça donne de l’épaisseur selon les endroits où c’est. L’idée c’était d’avoir un peu une deuxième peau. J’avais la tête du comédien et le moule de ma sculpture, du coup je mettais du latex et dans le moule du masque et sur la tête du comédien, je faisais plusieurs couches, après j’assemblais les deux, j’avais fait des petits trous, des espèces de petites cheminées, la dedans je versais ma mousse expansive, et j’enlevais le tout. Donc il y a eu pas mal de crash tests pour trouver le bon mélange. Au fur et à mesure ma technique a évoluée… j’ai fait par couches fines de latex, j’avais plusieurs couleurs de latex et quand je faisais les couches j’essayais de jouer sur les transparences pour avoir une bonne teinte de peau. Après il y avait toujours à patiner un peu. Mais il y a eu plusieurs versions, la première année les comédiens étaient maquillés et après ils n’étaient plus maquillés.

 

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S. B. : Il y a quatre masques. Deux gueules cassées, mais la prothèse et le nez de Cyrano, du coup, c’est pas pareil…

C. C. : Ceux là, je les ais fait en papier, sur la gueule cassée.

S. B. : Comment ils t’ont décrit ce qu’ils voulaient ?

C. C. : La demande était assez simple dans le sens où l’on m’a demandé des sortes de masques-prothèses de gueules cassées, plutôt réaliste. Moi j’ai expliqué que je ne pouvais pas faire du « trop réaliste » surtout si ça doit jouer tous les jours, à mettre, à enlever. Donc j’ai regardé pas mal de photos de gueules cassées pour m’inspirer un peu. Ce qui a était assez compliqué par rapport à ça, ça a été de lui enlever le nez, surtout que le comédien a un nez qui est quand même « présent ». C’était le truc un peu drôle, comment tu rajoutes de la matière pour finalement en enlever. Je me suis aussi pas mal inspirée des peintures… les Francis Bacon…

S. B. : Pour la texture.

C. C. : La texture, elle s’est un peu imposée d’elle-même. Au final la matière m’a un peu contrainte à avoir ce côté un peu tacheté, un peu moucheté. Sur les teintes, il y a eu ce travail avec un aller retour par rapport au maquillage… le maquillage ça le rendait un peu… enfin ça faisait quelque chose de différent d’avoir les masques… moi j’arrive pas à savoir si c’était mieux quand ils étaient maquillés ou quand il m’a demandé de les remettre en couleur peau.

S. B. : Donc ils ont fait le choix de plus de réalisme.

C. C. : En même temps je trouve que tu ne vas pas non plus dans le réalisme parce que ces masques ne sont absolument pas réalistes.

S. B. : C’est un entre-deux quand même. Si tu voulais sortir complètement du réalisme ça ne serait pas ces masques là non plus. On voit qu’il y a une tentative de faire quelque chose d’assez réaliste sachant que, de toute façon, ça ne pouvais pas réussir à faire quelque chose de réaliste, parce que y’a pas les moyens techniques, parce qu’on peut pas couper le nez du comédien… C’est comme ça que je les ai ressentis. En tout cas, on un bien un truc qui arrive où on se dit : « Ah quand même c’est vrai que là c’est… c’est quand même pas beau ». Mais bon, on voit que c’est un masque, on voit les élastiques. Et donc ça a été accueilli comment par les comédiens ?

C. C. : Plutôt bien. Ils étaient confortables dedans. Il a fallu trouver la bonne solution d’entretien des masques… pour pas que ça leur fasse de réaction cutanée… Mais eux l’ont très bien accueilli et, étrangement, moi j’étais pas sûr que c’était des masques, je savais pas trop ce que c’était, je ne savais pas trop dans quelle mesure c’était un méga maquillage ou… J’étais pas hyper convaincue du côté masque de l’objet. Et un jour, je tombe sur un article, le comédien principal parle du masque, expliquant à quel point, lui, ça le plonge dans ce personnage, à quel point il a besoin de ce masque qui le contraint, dans la voix, dans la manière de respirer… ça a vraiment une action sur lui qui fait que ça lui permet, dans son corps, dans son jeu, d’être ce personnage là. Et c’est rigolo, parce que, de mon point de vue de sculpteur j’avais des gros gros doutes là-dessus, et en lisant ça je me suis dit « Ah, bah écoute, tu vois que, sans le savoir, t’as fait un masque, dans ce cas. », parce que, dans ce qu’il décrivait, on se rapprochait d’un travail masqué, quelque part, d’un personnage que s’est mis en contact avec le comédien qui le porte. Bon… après…

S. B. : … C’est pas du théâtre de masque.

C. C. : Non.

S. B. : Et par rapport à la prothèse et au nez de Cyrano ? Ça serait intéressant de savoir si pour lui ça fait une différence, enfin, la relation du personnage avec la prothèse c’est pas la même que la relation avec la blessure et qu’avec le nez de Cyrano. La prothèse, tu aurais des trucs à me dire sur la prothèse ? Est-ce que tu as vu des images de prothèses ?

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C. C. : Oui… Bah la prothèse… je sais pas…

S. B. : C’est moins intéressant les prothèses… C. C. : Bah c’est quelque chose de très fonctionnel.

S. B. : Qui est censée moins se voir que ce que ça cache. Tu t’es posé la question de savoir si elle devait être discrète ou pas ?

C. C. : Je me suis posé la question de savoir si elle était de la même couleur ou pas. J’imaginais qu’à l’époque les prothèses n’étaient pas couleur peau et en fait si. Je me suis dit « dans ce cas je fais quand même une prothèse qui, quelque part, ce fond avec la couleur peau sans qu’elle se fonde complètement. », qui soit pas notée comme plus visible que ça par rapport au masque du Cyrano pour le coup, qui lui est vraiment d’une autre couleur, d’une « couleur de masque », comme un masque en cuir. Pour le coup je ne trouvais pas ça forcément judicieux de faire le nez de Cyrano de la même couleur que sa peau, mais ça aurait pu.

S. B. : Bah, c’est-à-dire que la plupart du temps c’est ce qui se fait.

C. C. : C’est ce qui se fait mais du coup le nez de Cyrano devient une prothèse.

S. B. : C’est une espèce de mélange entre les deux, parce que ça se veut intégré et discret comme une prothèse mais, en même temps, on sait que c’est un masque puisque c’est un personnage de théâtre, il doit avoir un long nez et que, même à Depardieu, on lui a mis un faux nez alors qu’il n’en avait pas forcément besoin.

C. C. : C’est vrai que je ne sais plus quel a été mon raisonnement à ce moment là mais…

S. B. : Bah, ça fait parti du sujet de l’histoire que le comédien joue Cyrano, donc il ne s’agit pas de bluffer par tes qualités de maquilleuse le public par rapport à Cyrano, Eugène porte justement un masque parce qu’il joue un rôle… d’ailleurs, à la fin il jette le nez… Ça me semble évident qu’il devait ressortir et même qu’il devait être long. Eugène n’a pas de nez, la première réaction qu’il a lorsqu’on lui fait lire la tirade c’est qu’il trouve ça ridicule, parce que, justement, lui il n’a pas de nez, il n’a pas encore fait « tilt » qu’il y a un rapport, un lien entre le problème de Cyrano et le sien. Lui il n’a pas de nez du tout, donc tu fais un nez super long.

 

Extrait de la pièce : ” Nous sommes des vibrants, Eugène. Des vibrants ! Notre vraie vie, à nous, elle est là-bas, pas ici. Là-bas, dans le foyer incandescent de toutes les passions vécues ou rêvées. ” Sarah Bernhardt

 

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http://www.compagnie-teknai.com/les-vibrants

http://chloecassagnes.com/masques-marionnettes-les-vibrants/

 

Pour prolonger cette lecture, vous pouvez lire le « long » article de Sébastien Bickert :

Une Blessure à l’ombre du masque

Une exploration autour de la question de la relation qu’il peut y avoir entre les notions de masque et de blessure. Un voyage qui traverse différentes œuvres de fiction, autant d’étapes qui révèlent certaines utilisations du masque. Un cheminement qui questionne autant qu’il cherche à voir clair… au travers du masque.