
Thierry François, décembre 2015
LE THEATRE DE MASQUES EST MORT…
VIVE D’AUTRES MASQUES AU THEATRE !
Le 28 novembre 2015, une centaine de personnes participait à la soirée de clôture du Forum ouvert organisé par l’association des Créateurs de Masques, dont le thème était : « Comment faire vivre le masque aujourd’hui ? » Il s’agissait d’une formule « cabaret » composée d’extraits, parfois impromptus, de spectacles avec masques.
Si l’enthousiasme semblait général après la représentation, nous fûmes quelques-uns pourtant à nous regarder en sortant, complètement consternés ! Si le théâtre de masques c’était ça, eh bien, qu’il meure ! Au moins se donnerait-il une chance de pouvoir renaître différent !
Mais non, c’est injuste de dire cela ! Il y eut un moment de grâce, un moment de pure poésie au milieu de ce capharnaüm d’ego en vitrine : une grosse tête blanche, dans le style naïf des masques de Bâle, apparaît soudain, portée par un corps frêle et hésitant, et immédiatement le silence se fait ! Pas un mot, mais tout est dit ; pas d’histoire, mais notre regard qui se projette sur la surface à peine esquissée de ce Monsieur Tout-le-monde y pourvoit. Sa fragilité, sa douceur, son innocence enfantine en font un double profondément touchant. Nous ne sommes plus tout à fait « au spectacle », censés rigoler du talent d’un acteur qui tente tout pour nous en convaincre. Le grand masque, encombrant et malaisé à manier, vit parce que son porteur ne « joue » pas justement ! Il le porte, il est obligé de le porter avec un maximum de précaution. Il doit être attentif, et cette concentration d’énergie au service de l’acte simple de marcher avec une telle contrainte sur les épaules, le masque nous la transmet comme décuplée, intensifiée, magnifiée… Nous sommes avec ce masque, à partager une même respiration.
Tout à coup les gesticulations des spectacles qui avaient précédé se trouvaient reléguées au rayon des vaines grimaces, les masques mêmes montraient leur inutilité sur ces visages d’acteurs n’en tenant aucun compte !… On avait envie de leur crier :« Mais retire donc ton masque, puisque tu tiens tant à te montrer ! Il ne te cache même pas puisque tu n’a pas compris que c’est lui qui est intéressant et pas toi ! »
Une question alors se pose : est-ce qu’un acteur sans masque pourrait nous faire vivre la même qualité d’émotion qu’avec ce masque de Bâle ? Probablement pas… Parce que le masque amplifie et surtout transpose l’action : nous ne sommes plus préoccupés par les tenants et aboutissants psychologiques qui expliqueraient ce qui se passe sur scène, nous avons changé d’univers, nous vivons un acte poétique, où l’espace devient plus dense et notre réalité intérieure plus subtile. Un être humain est pleinement là, qui nous parle avec délicatesse de nous. Nous sentons que l’acteur respecte le masque qu’il porte, il a confiance en son pouvoir de suggestion, sa force, il est à son service : il prend son temps, il décompose ses gestes, il regarde avec toute la tête comme un animal le fait, il sait s’arrêter pour laisser la sculpture de son corps s’imprégner en nous. Il ne bavarde pas, il est, présent… Le masque permet que les mots n’aient plus cours, ils briseraient à coup sûr le mystère qui se déroule…mais qui est très concret, très « physique », très charnel. C’est un corps qui s’adresse directement à d’autres corps… Et nos frontières psychiques tout à coup s’en trouvent remises en question, « Où s’arrête mon corps ?», « Ce que je suis et l’image corporelle que j’ai de moi-même, est-ce moi ? », « Derrière un masque, et devant lui, est-ce qu’on continue d’être soi ? »…
Mais la scène n’est pas finie, un autre masque de Bâle arrive, et… cela se gâte en effet ! Plutôt que de seulement faire un passage en traversant la scène, les comédiens qui improvisent sans avoir eu le loisir de répéter, tentent une scène à deux…exercice toujours difficile, surtout lorsque la structure des masques empêche de se voir aisément ! Par crainte d’ennuyer, le démon de la narration va s’immiscer dans le drame ! Comment rester quelques minutes encore sans raconter quelque chose ?! Et ne pouvant parler avec la bouche, le porteur s’avance et à cours de moyens, se met à parler avec ses mains et ses bras !… à l’instant même la magie disparaît, le comédien sans masque a repris le pouvoir, le masque n’est plus que la caricature d’un bonhomme un peu ridicule, qui s’agite et définitivement muet, atone, cherche vainement à nous faire comprendre ce qu’il vit ! L’acteur a cru devoir donner le change, il a oublié son masque et tout s’est évanoui !
Il serait profitable que l’association des Créateurs de Masques tire des enseignements des événements qu’elle organise. Elle est en train de se réformer quant à son fonctionnement et ses structures, mais l’organisationnel ne suffit pas à donner un sens à ce qu’on y fait. Et à ce titre, s’il a été l’occasion pour certains de découvrir semble-t-il que des masques pouvaient exister au théâtre, et que leur usage impliquait certaines règles de jeu, force est de constater que le Forum ouvert n’a guère débouché sur des propositions d’actions pour « faire vivre le masque aujourd’hui » comme il était espéré… Surtout, la soirée « cabaret » laisse plus que perplexe quant à la réelle prise en compte aujourd’hui de ce qu’est le jeu sur scène avec un masque et des possibilités que cela offre pour renouveler l’art théâtral. On semble trouver tout à fait normal de jouer avec un masque sur la tête comme si on n’en avait pas ; comme si un masque n’avait pas un langage spécifique ; comme si le masque sur scène ne disait pas autre chose, n’avait pas d’autre intérêt qu’un jeu sans masque ; comme s’il s’agissait juste de changer facilement de tête, d’être un homme si on est une femme ou un vieux si on est jeune… ! Et bien sûr, on ne saurait se passer de l’auteur, du texte, de la littérature, de tout ce qui fait le vrai théâtre ! Alors que le masque a cette formidable opportunité, comme viennent de nous le montrer les masques de Bâle, de ne pas avoir besoin des mots et ne réclame aucun « préalables culturels » à son public…
Acteurs, metteurs-en-scène, sculpteurs, notre expérience nous dit que c’est par la poésie, l’humour, la démarche artistique rigoureuse à laquelle oblige le masque que la voie d’un théâtre vivant peut-être réinventée. Cela a déjà été tenté bien des fois au XXème siècle, pourquoi faire comme si cela n’avait pas existé et tirer profit de ces tentatives ? Mais peut-être n’en avons-nous plus connaissance ? Pas plus que des traditions anciennes ou extra-européennes dont les dramaturgies offrent bien des exemples d’un autre théâtre possible que celui basé sur l’écrit… Il ne s’agit pas de reproduire, mais de partir du masque, non pas refaire vivre les oripeaux d’une pseudo-tradition qui n’en finit pas de se caricaturer elle-même, non pas re-décliner à l’infini des formes fossilisées devenues stériles, mais simplement prendre le temps de faire confiance à cet instrument de métamorphose qu’est un masque… lui laisser dire ce qu’il a à dire de spécifique, et que ne peuvent pas dire la littérature et les autres arts. Le masque nous parle du corps et il parle à nos corps…ne pas voir que son irruption sur scène remet en cause l’image du corps construite par nos sociétés consuméristes, c’est être aveugle à ses possibilités de révolutions artistiques.
Le sculpteur qui fabrique un masque a une responsabilité : créer un masque, ce n’est pas « donner une tête » à un personnage. Plutôt qu’un portrait, le masque s’apparente à une chrysalide, la traduction en traits du visage intérieur d’un personnage qui oblige l’acteur à changer de corps, à outre-passer ses barrières psychiques, et à incarner plus que lui-même. Le masque n’est pas vivant aujourd’hui parce que les sculpteurs de masques sont mourants ! Il nous faut d’autres masques que ces sempiternelles imitations, indignes, que l’on voit parfois, du travail de Sartori ou de Werner Strub !
Le comédien qui met un masque sur sa tête prend une responsabilité, qui devrait être d’aller chercher en lui-même les visages de sa sincérité, plutôt que d’avoir recours aux éternels clichés d’une commedia dell’arte hégémonique et pourtant moribonde ! Ou alors, c’est qu’il défend sa part de marché du théâtre de masques, où en effet la commedia (mais qu’est-ce que la commedia, qui se pose vraiment la question de nos jours ?) semble permettre de survivre, mais bouche en fait tout horizon…
Les metteurs en scène qui font appel aux masques ont une responsabilité, celle de s’effacer ! C’est au masque de diriger, pas à eux en premier… qui auraient tendance à s’en servir parce qu’ils n’ont pas assez de comédiens pour leur distribution, ou parce que le masque donne cette petite touche indéfinissable d’élégance ou d’étrangeté à une pièce par ailleurs tellement connue !
L’association des Créateurs de Masques engage sa responsabilité lorsqu’elle déclare dans ses statuts vouloir : « favoriser et développer la création, la diffusion, la connaissance et la pratique du masque de théâtre et de spectacle vivant par tous les moyens possibles… » L’une de ses responsabilités majeures est de promouvoir une recherche et une réflexion sur le masque aujourd’hui – ce n’est qu’un versant parmi d’autres, mais c’est un socle indispensable au renouveau du masque sur scène. C’est aussi pourquoi il est dommageable que la seule revue consacrée spécifiquement à explorer cet art aujourd’hui – Les Cahiers du Masque, publiés par cette association – se soit arrêtée après le n°2 !…